Cambridge, Massachusetts.

Une semaine plus tard, un taxi longeait la grille noire en fer forgé qui entourait les pelouses ombragées de Harvard Yard, tournait dans une rue tranquille bordée d’arbres et s’arrêtait devant un édifice en briques de style géorgien, haut de cinq étages, tout à fait incongru au milieu des immeubles scientifiques plus modernes qui s’élevaient autour. Zavala sortit du taxi et regarda l’enseigne du musée Peabody d’Archéologie et d’Ethnologie. Se tournant vers Austin et Gamay il dit avec révérence :

— C’est un grand jour pour la famille Zavala. Ma mère a toujours espéré que j’entrerais un jour à Harvard.

— Votre mère devra remercier Paul, mon mari, du succès de son petit garçon, répondit Gamay. Mais je vous en félicite tout de même.

— Merci. Et ma mère vous en remercie aussi. Et maintenant, entrons dans ces lieux sacrés, dit-il avec un grand salut cérémonieux, bien dans son personnage.

En effet, c’est Trout qui avait invité ses collègues de la NUMA ce matin-là à Cambridge. Trout n’était pas rentré directement de la jungle du Yucatân. Après avoir retrouvé sa femme, lui et les autres avaient gagné le Nereus à bord d’un hélicoptère mexicain. En attendant l’arrivée des appareils, ils avaient examiné de plus près les antiquités empilées dans la caverne.

Chi avait ouvert le chemin, longeant les caisses et vidant les rayonnages. Il hochait tristement la tête en expliquant la signification des objets et les dommages qu’ils avaient subis lors de leur exhumation sans précaution. S’arrêtant devant les panneaux de pierre gravée, il s’était lamenté :

— Je sais que ces pierres racontent une histoire, une histoire importante. Mais étant donné le manque de soins avec lequel on les a déterrés et apportés ici, il nous faudra des mois, peut-être même des années, avant que nous puissions savoir de quoi il s’agit.

Les paroles de Chi résonnèrent aux oreilles de Trout tandis que l’hélicoptère les emmenait vers le Nereus. Là, Gamay subit des examens qui la déclarèrent fatiguée, mais en bonne santé. Quand sa femme fut allongée dans une couchette confortable, après un bon repas dans les cuisines du navire, Paul était retourné au camp des chideros muni d’un équipement photographique.

L’armée avait installé un camp pour garder les objets d’art et attraper les pillards égarés. Chi était resté pour inventorier les artefacts volés. Quand Trout dévoila ce qu’il avait en tête, le professeur l’encouragea avec enthousiasme. Trout prit une centaine de photos des pierres et de leurs inscriptions. Puis il retourna au navire de recherches pour passer prendre Gamay et rentrer avec elle à la maison. Ensuite, de retour à Washington, il avait saisi les données sur son ordinateur.

En tant que géologue des grands fonds océaniques, Trout était devenu un spécialiste des graphiques informatisés pour ses projets sous-marins. Son travail allait bien plus loin que le sondage des fonds à l’aide d’œil et d’oreilles électroniques. Ses recherches sur les strates ou les cheminées thermales devaient être présentées de telle sorte qu’il n’était pas utile d’être un spécialiste pour les comprendre. L’archéologie utilisait les images par ordinateur pour reconstituer tout ce qu’on découvrait, depuis les cités anciennes jusqu’aux restes humains. Il conféra souvent par téléphone avec le Dr Chi qui était retourné à Mexico. Après son analyse, il avait appelé Austin.

— Je sais que ça a l’air dingue, dit-il, mais le travail que je viens de faire pour le Dr Chi pourrait avoir un rapport avec la mission qu’on nous a confiée.

Austin n’eut pas besoin d’encouragement. Il téléphona brièvement à Nina Kirov afin de l’informer des trouvailles de Trout et lui demander si elle pouvait trouver un spécialiste des Mayas pour aider Paul. Nina recommanda immédiatement le Dr Orville. Trout emporta ses disquettes à Cambridge et s’installa à Peabody.

Un totem esquimau dominait le hall de réception du musée. Son visage grotesque observait de haut la jeune étudiante qui servait de réceptionniste. Austin déclina leurs noms et elle appuya sur une touche de son téléphone. Une guide aussi jolie qu’elle apparut et les conduisit par un escalier métallique au cinquième niveau en passant devant la sculpture grimaçante d’un guerrier maya assis. Leur guide fit un commentaire sur le musée.

— Le Peabody est l’un des plus anciens musées du monde pour ce qui concerne l’anthropologie, dit-elle. Il a été fondé en 1866 grâce à une subvention de cent cinquante mille dollars de George Peabody. La construction des cinq étages du bâtiment principal a commencé en 1877. Le musée renferme quinze millions d’objets, mais nous en rendons beaucoup, notamment des ouvres d’art trouvées par E.H. Thompson au cénote sacré de Chichen Itzà, où l’on sacrifiait des vierges.

— Je connais de meilleurs usages des vierges, murmura Zavala.

Heureusement, la jeune femme n’entendit pas son commentaire. Nina était là, près d’un lutrin, en pleine discussion avec un homme mince aux cheveux roux indomptés. Elle sourit en les voyant arriver, surtout Austin qui ne manqua pas de le noter avec satisfaction. Elle vint lui serrer la main. Il sentait son coeur battre plus vite chaque fois que ses yeux se posaient sur la bouche pleine de sève de Nina et les courbes de son corps de mannequin. Il se promit de l’emmener quelque part où ses amis et collègues ne seraient pas.

Nina présenta les nouveaux venus au Dr Orville. Austin avait depuis longtemps appris à ne pas se fier aux apparences, mais cette fois, il eut un doute. Le spécialiste des Mayas portait un costume de tweed froissé, boutonné en dépit de la chaleur du jour et une cravate totalement démodée décorée de vieilles taches. Le regard égaré de ses yeux noisette était largement souligné par les verres épais, mais son intelligence aiguë repoussait l’ombre de sa folie. À peine. Austin s’attendait presque à voir les yeux jaillir de leurs orbites, comme ceux d’un personnage fou de dessins animés. Il décida de remettre à plus tard l’étude de l’étroite frontière qui sépare le génie de la folie.

         — Paul met la dernière touche à la présentation. Il sera avec nous dans quelques minutes, annonça Nina.

La porte s’ouvrit. Gamay s’attendait à voir entrer son mari, tête baissée pour ne pas heurter le chambranle. D’abord bouche bée, elle eut ensuite un grand sourire. Elle tendit la main à un petit homme mince.

— Je vous ai à peine reconnu sans votre machette, professeur, dit-elle.

Le changement d’apparence du professeur allait plus loin que la simple absence d’un couteau à couper les cannes à sucre. Vêtu d’un costume sur mesure gris fer d’Armani, avec une cravate jaune, il semblait aussi à l’aise que dans ses vêtements de paysan.

Le visage classique d’Indien de Chi était aussi impassible qu’une gargouille, mais le regard de ses yeux sombres dansait d’amusement.

— Quand on vit à Rome[45]... dit-il en haussant les épaules.

— C’est une excellente surprise, professeur. Vous avez l’air en pleine forme, dit-elle.

— Vous aussi, docteur Gamay.

La dernière fois qu’elle avait vu le professeur, il lui faisait du sol un signe d’adieu alors que l’hélicoptère dans lequel elle était prenait de l’altitude. Chi ne semblait pas avoir été trop perturbé par leur aventure sur la rivière. Gamay, en revanche, ne s’était sentie elle-même qu’après son retour à Washington. Le violent soleil du Yucatân et les nuits sans sommeil, hantées de rêves de serpents, n’avaient pas arrangé les choses.

La salle de conférence commençait à ressembler à une réunion mondaine quand Trout entra. Comme il convenait à son entourage très Yvy League[46], Trout était vêtu de façon toute britannique d’une très élégante veste de sport fauve, faite sur mesure à Londres à cause de sa grande taille, d’un pantalon vert olive au pli impeccable et de son inévitable noeud papillon. Il s’excusa de son retard et, tandis que le professeur prenait place devant le lutrin, Trout alla glisser une disquette dans un ordinateur portable relié à un écran de projection. L’installation était semblable à celle utilisée par Hiram Yaeger au Q.G. de la NUMA. Nina s’installa près de la table et le reste de l’équipe s’assit au premier rang de l’amphithéâtre comme des étudiants impatients de première année.

Orville ouvrit la réunion.

— Je vous remercie tous d’être venus. Nina vous dira que j’ai la réputation de faire des affirmations extravagantes dans la presse locale. (Un sourire étira ses lèvres sur le côté.) Mais je dois admettre que même mon imagination débridée n’aurait jamais pu trouver une histoire aussi fantastique que celle que vous allez entendre. Alors, sans rien ajouter, je vais passer la parole à mon cher ami et très estimé collègue, le Dr Chi. Le lutrin faisait paraître Chi encore plus petit. Il se tint à côté, les mains derrière le dos.

— Je voudrais remercier le Dr Orville pour avoir organisé cette réunion et pour m’avoir permis d’utiliser les locaux de cet institut où j’ai passé des heures très heureuses en tant qu’étudiant, commença le Dr Chi d’une voix aussi cassante que des feuilles sèches. Comme vous le savez, le Dr Gamay et moi avons découvert la cachette de centaines d’antiquités volées. Il y avait parmi ces objets certains blocs de pierre sculptés très curieux, ainsi que des stèles arrachées à des temples et à des maisons, sans égard pour leur origine et dont beaucoup étaient abîmées. Bien sûr, j’aurais préféré que ces antiquités reposent tranquillement dans la terre et soient cataloguées in situ, mais les gens qui les ont déterrées ont sans le vouloir rendu service à mes amis de la NUMA en les aidant à résoudre un problème dont j’ai pu comprendre qu’il présentait une certaine urgence.

Chi leva un doigt et Trout appuya sur une touche du clavier de l’ordinateur. Une photographie aérienne remplit l’écran.

— Voici le site pillé, expliqua Chi. Les monticules que vous voyez sont les restes de bâtiments disséminés autour de ce qui fut autrefois la place centrale d’une cité maya. La suivante, s’il vous plaît. Une autre photo s’afficha.

— Ceci est un observatoire. Remarquez les détails de la frise. La suivante. La construction ne se borne pas au niveau du sol. Voici un temple souterrain. Ce n’est qu’une des particularités qui rendent ce site tout à fait inhabituel.

Austin se pencha en avant comme s’il essayait de se mettre dans l’image.

— Inhabituel en quel sens, docteur Chi ?

En montrant l’image derrière lui, le professeur expliqua :

— La plupart des cités mayas sont des combinaisons de bâtiments administratifs, religieux et résidentiels. Ce centre, en revanche, n’est voué qu’à la science... Surtout à l’étude du temps et de l’astronomie. À la fin, la science maya se mêla à la religion, de même que la religion se mêla au pouvoir politique. Mais j’ai le sentiment qu’une science plus pure était pratiquée dans ce lieu-ci. Son nom maya était « la place du Ciel ». Pour nos besoins, je l’appellerai M.I.T.

— Comme le Massachusetts Institute of Technology ?[47] demanda Zavala.

L’Université de recherche et d’enseignement connue du monde entier n’était qu’à quelques kilomètres de là.

— Oui, répondit Chi, mais dans le cas qui nous occupe, M.I.T. signifie pour moi Mayan Institute of Technology[48].

Comme un comédien consommé, Chi attendit que les rires cessent puis laissa la parole à Trout et prit place à la table.

Contrairement au professeur, Trout dut se pencher sur le lutrin.

— Depuis le début, le Dr Chi était convaincu que les images et les glyphes sur les pierres racontaient une histoire, commença-t-il. Notre problème, c’est que tout est mélangé. C’est comme si on avait déchiré puis mélangé les pages d’un roman. En fait, de plusieurs romans, car les pierres viennent de sources différentes. Et c’est encore plus difficile parce que les « pages » sont de lourdes pierres. Alors nous avons fait des dizaines de photos et inséré leurs données dans un ordinateur où nous pouvions remettre les images en ordre sur un écran. Nous avons utilisé le bon sens et les renseignements donnés par les écrits mayas que le Dr Chi et le Dr Orville ont traduits. Ensuite, nous avons classé les pierres en une séquence, comme le conducteur utilisé pour une publicité à la télévision. L’histoire qu’elles racontent, comme le laissait entendre le Dr Orville, est en effet très étrange et incroyable.

Trout retourna aux contrôles de projection et Orville prit sa place.

— Il a été assez aisé de classer les images. Nous nous sommes concentrés sur les images de bateaux comme celles de l’observatoire du M.I.T. que vous avez vues tout à l’heure et on est partis de là. Voici la première chronologiquement.

Austin étudia un moment la scène d’activité.

— On dirait l’armada espagnole prenant la mer.

— En effet, d’après le nombre de bateaux, il s’agit bien d’une flotte et non d’une simple activité de pêche dans un port. L’activité est forcenée, mais organisée. Ici, vous voyez des navires alignés que l’on charge puis qui attendent avec leurs charges.

La photo fut remplacée par une série de scènes montrant la flotte à la mer.

— Ici, nous avons un voyage assez bizarre avec toutes sortes d’étranges créatures marines, poursuivit Orville. Beaucoup de ces scènes ne diffèrent que par de petits détails. Probablement une façon artistique de donner le sentiment du passage du temps.

— Sait-on combien de temps ? demanda Gamay.

— Les écrits mayas disent que le voyage a duré un cycle lunaire. Environ trente jours. Les Mayas étaient précis en ce qui concerne le temps. Voici le dernier de la série. Les bateaux sont arrivés à destination. On les salue pendant qu’ils déchargent. Il se dégage une sorte de familiarité qui laisse à penser qu’ils étaient connus des habitants de ce pays. (Il se tourna vers Trout.) Il est temps, mon ami, de présenter la magie de votre ordinateur.

Trout hocha la tête. Le curseur clignotant choisit trois silhouettes de la scène, encadra leurs visages d’un trait blanc puis les agrandit. Un des visages représentait un homme barbu au profil aquilin et portant un chapeau conique. Le second était large avec des lèvres pleines et un bonnet ou un casque serré. Le troisième montrait un homme aux pommettes hautes, avec une coiffure de plumes très élaborée.

Trout plaça les images à gauche de l’écran, les unes au-dessus des autres. Trois nouveaux visages apparurent à droite.

— On dirait des jumeaux séparés à la naissance, remarqua Zavala en observant les associations.

— Leur ressemblance est assez évidente, non ? dit Orville. Retournons à la scène complète. Docteur Kirov, en tant qu’archéologue de marine, nous aimerions avoir votre avis.

Utilisant un curseur laser, Nina montra un navire puis un autre.

— Ce que nous avons ici est, en gros, le même bateau utilisé pour deux tâches différentes. Les lignes sont identiques. Voyez les coques longues et les fonds plats et droits. L’absence de borne, les cargues ou les cordages utilisés pour monter et descendre la voile pendue à une vergue fixe. Les lignes fuient jusqu’à la poupe en porte-à-faux. Trois points. Les haubans avant et arrière, la proue sculptée. (Le curseur rouge demeura une seconde immobile.) Ici, nous avons un double aviron de queue. La protubérance de cet autre côté est un bélier. Ici, c’est une rangée de boucliers le long du pont.

— Alors c’est un navire de guerre ? dit Zavala.

— Oui et non, dit Nina. Sur le pont supérieur d’un de ces navires, on voit des hommes armés de lances. Sans aucun doute, des soldats ou des marins, il y a des trous dans les proues et la place pour de nombreux rameurs.

Le laser passa à un autre bateau.

— Mais ici, le pont est réservé à un personnage de qualité. Vous voyez cette silhouette d’homme allongée dans la lumière du soleil ? Le haut du mât porte un croissant, indiquant qu’il s’agit d’un navire amiral. Cette chose qui pend à l’arrière pourrait être une décoration, un riche tapis peut-être, qui indique que l’amiral est là pour commander.

— Quelle longueur peut avoir ce bateau ? demanda Austin.

— À mon avis, ils mesurent tous entre trente et soixante mètres. Peut-être davantage. Ce qui les ferait peser autour de mille tonnes.

— Nina, intervint Orville, pouvez-vous parler de cette comparaison que vous avez faite pour nous autres terriens ?

— Avec plaisir. Ce navire est beaucoup plus long qu’un navire anglais du XVIIe siècle. Le Mayflower par exemple, ne pesait que cent quatre-vingts tonnes.

— Donc, à votre avis, Nina, demanda Orville, qu’avons-nous sous les yeux ?

Nina regarda les images comme si elle rechignait à exprimer ce à quoi elle pensait. Puis la scientifique en elle se décida cependant.

— À mon avis, dit-elle, en qualité d’archéologue nautique, les navires que nous voyons ici ont les mêmes caractéristiques que les navires phéniciens capables de traverser les océans. Et même si cela vous paraît un peu vague, oui, je refuse de m’engager davantage avant d’avoir d’autres preuves.

— De quelles preuves avez-vous besoin, Nina ? demanda Austin.

— Un vrai navire, pour commencer. Nous avons surtout appris ce que nous savions des navires phéniciens en examinant les représentations sur leurs pièces de monnaie. Certains récits affirment qu’ils mesuraient jusqu’à quatre-vingt-dix mètres. Je veux bien le croire, mais même si on ne prend que la moitié de ce chiffre, ça fait tout de même un gros navire pour l’époque.

— Assez gros pour traverser l’Atlantique ?

— Sans aucun doute, répondit-elle. Ces vaisseaux étaient beaucoup plus gros et bien plus capables de naviguer que certains des minuscules bateaux à voiles qui ont effectué la traversée. Il y a des gens qui ont traversé l’océan à la rame dans un doris[49], nom d’une pipe ! Ce vaisseau aurait été idéal. Rien ne vaut la voile carrée pour traverser l’océan. Avec un gréement avant et arrière, on a toujours la possibilité d’un virage lof pour lof dangereux, car la borne se balance violemment dans les coups de vent. Tandis qu’avec les cargues, on peut réduire la voile en cas de souffle brusque. Ils pouvaient avoir un roulis avec cette petite quille, mais les rameurs pouvaient aider à tenir le navire en équilibre et la longueur du bateau les y aidait. Une trirème comme celle-ci pouvait couvrir plus de cent milles par jour quand les circonstances s’y prêtaient.

— À moins d’avoir sous les yeux le navire lui-même, que vous faudrait-il de plus pour vous convaincre que celui-ci est phénicien ?

— Je n’ai pas besoin d’être convaincue, dit Gamay. Je le suis déjà presque. Pourrions-nous revenir à ces visages, Paul ?

Les six têtes sculptées reparurent sur l’écran. La tache du laser toucha celle de l’homme barbu puis passa à son jumeau.

— Le chapeau pointu de ces messieurs ressemble à ceux que portaient les marins phéniciens.

— Ceci n’est pas une surprise, intervint Orville. L’image de droite vient d’une stèle phénicienne découverte près de la Tunisie. Le personnage d’en dessous ressemble à certains des visages de type africain trouvés à La Venta, au Mexique. Le troisième type vient des ruines mayas d’Uxmal.

— Je crois comprendre qu’une conclusion se cache dans ce commentaire, dit Austin.

Orville s’appuya au dossier de sa chaise et mit les pointes de ses doigts les unes contre les autres.

— Fonder des conclusions sur des ressemblances picturales, c’est bien si vous n’êtes qu’un pseudo-scientifique essayant de vendre un roman de gare, mais ce n’est pas une bonne archéologie, dit-il. Mes collègues mettraient en pièces ce qui reste de ma réputation en lambeaux s’ils m’entendaient affirmer ce genre de chose. L’archéologie marine n’est pas mon fort aussi ne puis-je juger ses affirmations. Mais ce que je sais, c’est que les inscriptions de ces roches montrent des Phéniciens, des Africains et des Mayas, tous ensemble en un même lieu. De plus, le Dr Chi et moi avons traduit les glyphes ensemble et séparément, et nous sommes arrivés aux mêmes conclusions chaque fois. Les pierres disent que ces bateaux sont arrivés en pays maya après avoir fui un désastre dans leurs propres pays. Qui plus est, ils furent accueillis non comme des étrangers, mais comme de vieilles connaissances.

— Est-ce que les glyphes indiquent une date ?

— Connaissant l’obsession des Mayas pour tout ce qui concerne le temps, j’aurais été surpris qu’il n’y en ait pas. Les navires sont arrivés l’année qui correspond, pour notre calendrier, à 146 avant J.-C.

Nina contempla l’image et murmura en latin. Voyant que tout le monde la regardait, elle expliqua :

— C’est quelque chose qu’on apprend en première année de latin. Delenda est Cartago. Carthage doit être détruite. Caton l’Ancien terminait par- cette phrase chacun des discours qu’il prononçait devant le Sénat romain. Il essayait d’attiser le sentiment national en faveur d’une guerre contre la cité phénicienne de Carthage.

— Si j’ai bonne mémoire, il a réussi. Carthage a bien été détruite, dit Austin.

— Oui, en 146 avant J.-C.

— Ce qui signifie que ces navires ont peut-être échappé aux Romains ?

— Une date est une date, dit Nina en essayant d’éviter d’aller trop loin dans la théorie d’Austin. J’ai simplement souligné la coïncidence. Je n’ai pas tiré de conclusions. En tant que scientifique, ce serait irresponsable de ma part, ajouta-t-elle sans pouvoir cacher cependant l’émotion qui montait dans ses yeux gris.

— Je comprends pourquoi, en tant que scientifique, vous ne voulez pas avancer ce que vous pensez sans preuves solides, insista Austin. Mais après ce que j’ai vu aujourd’hui, je suis convaincu que les inscriptions de ces pierres suggèrent que des voyageurs sont arrivés en Amérique bien avant Christophe Colomb. Et vous savez que les Phéniciens étaient capables de faire la traversée.

— Je sais qu’ils furent les plus grands explorateurs du monde jusqu’au XVe ou XVIe siècle. Ils ont fait le tour de l’Afrique et sont allés jusqu’en Cornouailles, sur les côtes anglaises et aussi jusqu’au Cap-Vert. Au cours d’un voyage, ils emmenaient, paraît-il, des milliers de gens sur soixante navires.

— J’ai terminé ma démonstration, dit Austin avec une feinte suffisance.

— Pas si vite, Perry Mason ![50] Ceux qui doutent diront que ces inscriptions sont intéressantes, mais qui peut affirmer qu’elles sont authentiques ? Il y a des années, au Brésil, des inscriptions décrivaient une prétendue expédition phénicienne en 531 après J.-C.

   — Tout le monde a dit qu’elles étaient fausses. Cela paraît incroyable, mais il y a des gens qui prétendent que des pillards auraient pu graver ces choses pour les vendre à des touristes naïfs. Bien sûr, vous pouvez vous fonder sur le fait que les « navires de Tarshich » ont fait des voyages transatlantiques, mais il faut des preuves plus substantielles pour que la communauté scientifique accepte votre hypothèse.

— Et que dites-vous de l’astrolabe que vous avez trouvé avec le professeur ?

— Même ça ne suffirait pas, Kurt. On dirait que Cortez ou un autre hidalgo espagnol a pu l’apporter, qu’un Indien l’a volé et l’a caché dans un vieux temple. On n’est pas loin, mais vous n’aurez pas le dernier mot avant qu’on sache exactement comment il s’est retrouvé là.

— Est-ce que les écritures indiquent ce que transportaient les navires ?

— Nous avons gardé ça pour la fin, dit Orville en gloussant comme un jeune écolier.

— Oh ! Oui ! Nous savons quel était leur fret, s’exclama Chi. Les écrits mayas disent qu’il s’agissait surtout de cuivre, de bijoux, d’or et d’argent.

Austin parut avoir reçu un coup sur la tête.

— Vous voulez dire que les navires étaient chargés de trésors ? Chi fit oui de la tête.

— Il ne s’agit pas ici d’une expédition commerciale de routine, dit Austin dont les yeux verts étincelaient. Carthage subissait le siège des Romains. Les Carthaginois auraient fait tout leur possible pour que les Romains ne mettent pas la main sur le trésor royal !

— A-t-on une idée de ce qui est arrivé à ce trésor ? demanda Zavala.

— Malheureusement, aucune des sculptures ne va plus loin que ce que vous avez vu de l’arrivée saine et sauve des bateaux, dit Chi. Nina fronça les sourcils.

— Toute cette histoire de trésor est très excitante, dit-elle avec impatience, mais l’attrait de l’or et des bijoux ne doit pas nous empêcher de chercher une réponse à mon problème : pourquoi mon expédition a-t-elle été massacrée au Maroc ?

— Nina a raison, dit Austin. Nous devons nous concentrer sur le lien qui relie ces inscriptions aux autres découvertes au-delà des mers. Christophe Colomb. Nous savons que des centaines d’années après que ces pierres ont été sculptées, Colomb avait entendu parler d’un grand trésor. (Il montra l’écran.) Est-ce que ceci pourrait être ce que nous cherchons ?

— Je regrette de devoir doucher votre théorie, contra Orville. Les rumeurs que suivait Colomb auraient pu être fondées sur les richesses réelles que possédaient les Aztèques. Comme nous le savons, les Espagnols ont tiré le gros lot plus tard. Vous dites que Colomb suivait une route bien définie. Dois-je comprendre qu’il suivait une carte ?

— Pas exactement, dit Austin. Vous rappelez-vous cet article de journal que Nina vous a demandé de chercher dans vos dossiers ?

— Oh ! Oui ! L’article de mon dossier Forte concernant l’objet de pierre.

— Colomb a écrit qu’il était guidé par une « pierre parlante ».

— Maintenant je m’en souviens. Le monolithe gravé qu’on a trouvé en Italie. On l’avait expédié dans un fourgon blindé. Destiné justement au Peabody, d’ailleurs.

— Cette pierre pourrait être la clef de tout ce bazar, dit Austin. Trésor et assassinats.

— Quel dommage que nous ne puissions y jeter un coup d’œil.

— Qui dit que nous ne pouvons pas ? La NUMA s’est occupée de projets plus profonds et plus difficiles.

— Voyons si je suis bien votre pensée, reprit Orville d’un ton incrédule. Vous avez l’intention de plonger à plus de soixante mètres dans un paquebot coulé, Dieu seul sait en quel état, pour extraire un objet de pierre massif d’un camion blindé et verrouillé ?

Zavala adressa un clin d’œil à Austin.

— Avec un peu de chance, nous pourrons faire ça entre le petit déjeuner et le déjeuner et fêter notre réussite au dîner.

— Hum ! dit Orville avec mépris. (Il se pencha et pointa un doigt vers les deux hommes de la NUMA.) Et on dit que moi je suis dingue !